Paroles d’à côté
Sonia Cantalapiedra
Paru dans l’ATELIER DU ROMAN n°39 sur R. MUSIL, éd. Flammarion (2004).
Ces entretiens ont été recueillis lors du tournage d’un film, Dédale, chroniques de l’égarement, sur la misère en France, perçue à travers les portraits de jeunes hommes SDF.
Le tournage qui a duré neuf mois a été effectué après une année d’observation sur le terrain.
Après avoir connu ou croisé environ une centaine de jeunes gens en galère et filmé quelque soixante-quinze heures d’images, les fragments d’entretiens qui ont été donnés à voir, à entendre ou à lire tentent de refléter le plus fidèlement possible l’ensemble des rencontres et des observations.
Boumedienne, assis sur son lit, murs ternes et nus, lumière au néon.
Moi, je trouve que l’homme s’habitue à tout et ça, ça fait peur. Ça m’a fait flipper. S’habituer… On aurait pu me jurer, j’te jure, qu’un homme qui vit ces moments-là de sa vie y peut pas les supporter, j’aurais dit oui. Maintenant, je dis non ; il supporte tout, tout. Il traverse le temps comme ça. Même si [il hésite] l’homme, il devait bouffer de la terre, eh bien il est là. Chais pas, il supporte tout…
Amor
Je m’appelle Amor, j’ai vingt-deux ans, je suis à la recherche d’un emploi, d’un premier emploi exactement, et j’espère, un jour, aboutir à mes fins.
Je suis parti de chez moi pour trouver un travail. J’habitais dans le nord de la France et, comme tout le monde sait, dans le nord de la France il y a le déclin de l’industrie textile et le déclin de l’industrie des mines et il y a [il réfléchit, puis se tait]. C’est pas l’endroit adéquat pour trouver du travail [il hésite encore] et des raisons d’ordre personnel [un sourire ténu]. J’ai décidé de conquérir Paris [puis il baisse la tête].
Je suis arrivé par l’intermédiaire d’un ami qui m’a aiguillé sur ce foyer en me disant que c’était un endroit décent où je pouvais bien manger, où je pouvais bien dormir, où je pouvais avoir une vie décente, quoi ! Enfin, un petit bout de vie décent… Et bon, je suis arrivé à Paris, et là, je me suis fait aiguiller sur la gare de Lyon, sur un hébergement qu’on appelait le Relais. Et puis, ça me plaisait pas, c’était pas trop mon truc, parce que je suis tombé sur des gens qui étaient… qui… qui… me plaisaient pas quoi ! La structure me plaisait pas, on était considéré comme du bétail plutôt que comme des êtres humains. Donc, ça me plaisait pas trop. Ensuite, grâce à un ami, j’ai trouvé le foyer George Sand qui m’est très cher et très sympa [il sourit].
J’ai connu la rue, j’ai connu les galères dehors. Rester là à rien faire, attendre… attendre le petit matin que ça bouge. Pas être tranquille, être au froid, croiser… en fait croiser personne, puisque la nuit y a personne. Et puis, on est souvent poussé à faire des choses qui sont pas très très bien… Puisqu’on est là, on essaye de s’occuper… Je ne me suis jamais senti aidé… parce que je faisais pas voir. J’avais toujours le sourire. Je portais toujours ce masque.. Les gens n’étaient pas sûrs, certains ne croyaient même pas que j’étais dans des plans galères, que j’étais dans [il hésite à nouveau] parce que j’avais ce don de persuader les gens [silence] de mettre ce masque de gaieté pour un peu me faire oublier [il se reprend] faire oublier ce que j’avais vécu. J’avais pas envie de le faire voir, je trouvais que c’était une honte ! [avec conviction]
Patrice
… la mendicité, je l’ai connue, je l’ai fait et je l’ai même fait encore à Paris [silence] mais bon [silence] en attendant d’avoir des situations plus convenables, on est amené à demander un peu de solidarité aux gens. On sait que ça embête souvent les gens. Les gens ronchonnent, mais on est obligé de passer par là. Parce que même si on fait nos démarches correctement, même si on les fait dans les règles [silence] par exemple quand on ouvre un dossier RMI [revenu minimum d’insertion (1)], on attend deux mois avant de toucher quelque chose. Alors pendant ces deux mois, il faut bien qu’on vive comme tout le monde, qu’on se présente convenablement, qu’on ait nos cigarettes, qu’on prenne un café comme tout le monde. Enfin, qu’on vive comme qui vit journalièrement, qui vit régulièrement. Donc, on est amené à demander un peu aux gens. Moi j’ai demandé. C’est vrai que c’est [silence] c’est salissant de demander aux gens. Tu peux pas savoir comme ça salit la personne. Moi, ça m’a sali au départ.
C’est vrai que le regard des gens, c’est pas un regard franc. C’est un regard… on a l’impression que l’image qu’on leur renvoie, ils la perçoivent mal, parce qu’ils ont peur. Ils ont peur. Ils ont peur de la réalité. C’est vrai, c’est dingue. Pas forcément parce qu’eux-mêmes peuvent avoir la même situation, mais chais pas… Ils doivent, chais pas comment te dire… Je pense que ça doit leur faire peur, et ils doivent quand même prendre conscience de la réalité… je pense qu’ils commencent à s’apercevoir de ce qu’est la pauvreté en France et cette image que des gens qui sont SDF et qui sont dans la rue renvoient aux gens qui travaillent ou, ne serait-ce, vivent aisément aujourd’hui, doit leur faire très peur.
Quand on essaye de parler à quelqu’un dehors pour expliquer son problème, ça ira jamais plus loin que, ben oui, je connais une association qui peut vous aider. C’est tout. Voilà. Et le lendemain, quand il vous voit, eh ben [silence] il va vous dire, mais je connais toujours la même association qui peut vous aider. Ben voilà, ça s’arrête là. Les gens te donnent une adresse, c’est à toi de te déplacer à cette adresse. Mais, comme je te disais tout à l’heure, la personne qui est pas bien dans sa peau, elle se déplacera pas forcément [silence] elle aura du mal, elle va hésiter, et puis [silence] comment te dire [silence] c’est dur… et puis, si tu te déplaces quelque part, c’est pour être reconnu pour ce que tu es, et pas pour ce qu’on voudrait que tu sois. Non, c’est réel. La personne qui est en face de toi, c’est un être humain, quelque difficulté qu’il soit, c’est un humain. Il faut le prendre avec ses problèmes, avec ses difficultés et [silence] avec ses douleurs. Si t’arrives pas à résoudre ses douleurs, problèmes, ses difficultés, eh ben la personne, tu vas la voir dépérir de jour en jour. C’est ce qui se passe dans la rue.
Mais, tu vois, ce que les gens recherchent, comme je disais tout à l’heure, c’est un sourire, c’est une chaleur. Et on a tellement eu des mauvais regards, on a tellement eu des… des gens qui vous ont sali [silence] par la parole, qu’a force, les gens se sont fait une carapace et ça ne nous atteint plus. Ça s’arrête. C’est dur, mais c’est comme ça. Et des gens avancent comme ça dans la marginalité. C’est pour ça que je te disais que quelqu’un qui est depuis dix ans dehors, ça ne l’atteint plus. Il te dira lui-même, il te dira [silence] moi, chacun fait sa vie [silence] moi, je suis comme ça et, à la longue, ça devient du naturel.
C’est dur d’être seul dans la vie, d’avoir personne à qui se confier de [silence] de [silence] chais pas, comme une personne normale ; quand tu sors d’un travail et que t’as quelqu’un avec toi dans la vie, tu parles, tu dis ce qui s’est passé dans ta journée, tes contraintes, tes difficultés, tes craintes, tes peurs… Là, nous, on se retrouve seuls… À qui on parle ? eh ben, à nous-même… C’est pour ça qu’on rencontre beaucoup de gens dans la rue qui se parlent tout seuls. Parce qu’y a jamais personne qui a été vers eux et qui essaie de les comprendre et qui essaie de parler avec eux. Donc, au bout, ils se sont fait un deuxième personnage, donc ils se parlent tout seuls [silence] parce qu’ils sont tout seuls !
Dietrick
C’est ma mère qui m’a mis à la porte. Parce qu’elle voulait refaire sa vie, elle avait besoin d’espace pour respirer, elle avait pas assez d’argent pour qu’elle puisse vivre, moi et elle. On pouvait pas vivre ensemble comme y avait pas assez d’argent à la maison. J’ai eu du mal à partir de la maison, je suis revenu plusieurs fois, ma mère m’avait mis mes bagages devant la porte et je frappais pour qu’elle ouvre. Et elle m’ouvrait pas la porte parce qu’elle en avait assez de moi et donc [silence] voilà [silence] ç’a été le début de l’histoire [silence] ouais, c’est à partir de ce moment-là que tout a commencé. Y a eu des moments où j’ai galéré un peu, chais plus en quelle année c’était, deux, trois foyers comme ça. J’étais dans un foyer où c’était carrément des adultes, un foyer Emmaüs, pour vraiment les SDF quoi. J’ai connu l’Armée du Salut. Bon voilà quoi… Sinon, j’ai été dans un autre foyer où je suis resté neuf mois.
Dans ces foyers-là, Emmaüs, tout ça, on vit au jour le jour en fait. On vit au jour le jour… On sait pas trop ce qu’on doit faire, on est déphasé, on a perdu les repères, donc on sait pas quoi faire [silence]. On est comme un zombie, on erre un peu partout, puis [silence] c’est assez [il hésite] c’est la vie telle qu’elle est quoi ! C’est les clochards, tout ça. C’est vraiment la vie dans ce qu’elle a de plus dur quoi. Enfin, c’est une partie de dureté. Parce qu’y a pire ; quand on est drogué ou dépendant de quelqu’un [silence] j’imagine, je sais pas… On pense à rien, moi j’étais comme ça. C’est… On essaie de se promener un peu dans les parcs, tout ça [silence] mais moi je pensais à rien. Je me laissais vivre quoi, je vivais au jour le jour. Enfin, j’ai eu de la chance, je suis pas resté trop longtemps, j’ai presque jamais dormi dans la rue. Ça m’est arrivé de dormir dans une cage d’escalier. Y a des gens qui ont vécu plus dur que moi je crois.
C’est vrai qu’on souffre de solitude dans des moments comme ça. On se dit, comment ça se fait ? Et puis, quand on marche, qu’on va quelque part, on a pas assez d’argent pour prendre le métro… mais c’est vrai que quand on va quelque part, la vision il est plus la même. On se sent en bas de l’éch… de quelque chose quoi… en bas de l’échelle. C’est la solitude vraiment. On se sent un peu seul [silence] c’est un peu difficile.
J’ai jamais pleuré dans la rue. C’est-à-dire, je me suis jamais mis à pleurer sur un banc. J’ai eu une certaine chance… Y’en a, je pense, ils ont eu des galères plus fortes… Je sais pas comment ça se passe pour les autres…
Nino
Alors moi, mon parcours est tout simple !
J’ai quitté le domicile familial en 88, je suis parti en famille d’accueil, suite à un placement judiciaire, on va le dire comme ça, y a un service d’accueil à l’enfance qui m’a placé en famille d’accueil. J’ai fait trois ou quatre familles d’accueil à la suite parce que pour moi aucune famille d’accueil pouvait remplacer mes parents, malgré ce qui y a eu avant. Et [il hésite] en 91, on m’a placé en foyer psychothérapeutique parce qu’on me prenait un peu pour un barjot du fait des fugues que je faisais, du fait de mon manque de communication et de mon blocage un peu psychologique [silence]. Je suis resté deux ans dans ce foyer-là… arrivé à mes dix-huit ans, étant donné qu’il n’y avait pas de prise en charge jeune majeur pour moi, on m’a mis dehors, normal. A priori c’était normal, dans ma tête, ça l’était pas mais bon ! Donc, j’ai décidé de faire un devancement d’appel pour partir à l’armée. Je suis parti faire mes trois jours et environ un mois après mes trois jours, je suis parti à l’armée avec tous les problèmes que ça implique : la solitude des week-ends, la “rudeur” du boulot, des heures un peu farfelues et puis faut toujours speeder et compagnie… J’avais pas l’habitude de cette vie-là ce qui fait que j’ai vite pété un plomb, je me suis retrouvé en hôpital militaire pour être réformé, on m’a transbahuté dans trois hôpitaux militaires à trois bouts de la France différents et puis on m’a réformé en 94. Donc, je me suis re-retrouvé à la rue. Je suis revenu dans ma région natale et j’ai réussi à me dégoter une mobilisation sur projet avec stage en entreprise, chantiers écoles et compagnie. Parallèlement à ça, j’ai trouvé un petit appart’ pas trop cher, en fonction de mes revenus et je voyais régulièrement la PAlO [permanence d’accueil d’information et d’orientation] locale… Et puis, ça a commencé à rouler relativement bien jusqu’au jour où j’ai trouvé une copine qui avait deux gosses, qui avait un mec, mais j’étais pas au courant. On est resté ensemble un bon petit bout de temps et puis, du jour au lendemain, elle est partie alors qu’elle avait mes clefs d’appart’ et tout, mais ça, on s’en fout, et puis, j’ai pété les plombs ! J’ai fait une tentative de suicide et je me suis retrouvé à l’hôpital pendant quatre mois. Et puis je suis sorti de l’hôpital et je me suis re-retrouvé dans la rue et [il sourit] là je squattais dans une cave avec tout ce qu’on peut imaginer dans un squat, le sommier, la couverture sordide et puis les canettes à côté quoi. Mais bon, ça, ça fait partie de l’encadrement d’un SDF et [il hésite] je suis allé au CCAS (centre communal d’action sociale) de ma ville natale. J’ai rencontré une assistante sociale qui m’a mis dans un centre d’hébergement d’urgence où je suis resté un mois parce qu’on avait estimé qu’un mois, c’était suffisant à un SDF pour s’en sortir. A savoir, retrouver du boulot, retrouver un appart’ et puis se réinsérer complètement alors, c’est vrai, qu’un mois c’est relativement juste. Et au bout de ce UN mois-là, étant donné que j’avais commencé à mettre des choses en place et que ça n’a pas abouti, y a pas eu de poursuite d’hébergement donc, encore une fois à la rue. Je m’étais fait des amis dans un quartier de ma ville natale, je suis resté à squatter, entre guillemets, chez eux pendant quelques mois. Au bout de quelques mois, j’ai commencé à plonger dans l’alcool, et puis les drogues douces et tout ce qu’on peut imaginer et puis un petit peu la violence envers la copine que j’avais alors. Et puis un jour, j’ai complètement pété les plombs, j’en avais marre d’être violent, j’en avais marre de boire et je suis parti à l’hôpital une nuit, avec trois grammes quatre-vingts d’alcool dans le sang et puis je suis arrivé à l’hôpital, je me suis écroulé dans le hall de l’urgence.
[Après un long silence] La rue, elle m’a appris pas mal de choses. Déjà à survivre parce que c’est vrai, c’est un univers relativement difficile [silence] elle m’a appris à trouver à manger par mes propres moyens, les sorties de resto, de McDo, les invendus et compagnie… Elle m’a appris à me faire plus confiance. Elle m’a appris à partager beaucoup, avec mes collègues de la rue, avec tout le monde en fait, elle m’a appris beaucoup que, si nous, on donne pas, on peut pas recevoir, ça veut dire que quand on va demander une cigarette à quelqu’un dans la rue, si il accepte, demain ça sera à nous d’en faire autant pour un copain ou pour une personne qui nous demande, dans la mesure où nous, on en a bien sûr, mais ça [silence] on peut pas décider quand est-ce qu’on a quoi, quand on est dans la rue.
On a toujours cette obsession, qu’est-ce que je vais faire, où j’en suis, où je vais et qu’est-ce que je vais devenir ? Quoi, et bon, pour un jeune de vingt-trois ans comme moi, je me dis que je vois la trentaine arriver et j’ai encore pas de solution et dans quarante ans ça va donner quoi ? [silence] Ouais, quand j’aurai quarante ans [il rit embarrassé] chais pas moi, actuellement c’est vrai, je suis dans la galère mais j’ai que vingt-trois ans, quand bien même j’arrive à trouver un boulot ici, et à me remettre en forme, entre guillemets, qu’est-ce qui me prouve que dans dix ans y va pas y avoir un nouveau fléau de société qui va faire qu’on sera à nouveau obligés de retourner à la rue ! [silence] Y a rien qui me prouve que dans vingt ans j’aurai une situation et une famille et compagnie et ça aussi ça fait partie des peurs que j’ai, à mon niveau. Elles sont pas identiques pour tout le monde mais pour moi, c’est ça. Qu’est-ce qui me prouve que si je m’en sors aujourd’hui, demain je serai encore sur la bonne voie ? D’abord qu’est-ce que c’est la bonne voie, c’est vrai, c’est quoi ? Trouver un boulot ? Avoir une copine ? Ça sert à quoi ? Ça sert peut-être à se remettre bien mentalement, au niveau affectif, au niveau relationnel, peut-être que ça sert, mais en soi, ça sert à quoi ? Moi je pense actuellement que c’est un peu dérisoire. Je pense que c’est dérisoire d’avoir un boulot, de trouver une copine, je sais pas. L’essentiel ? Chais pas ? Je ne sais même pas ce qu’on qualifie d’essentiel.
Le manque qu’on peut le plus ressentir dans la rue, je pense que c’est LA SOLITUDE. La solitude de savoir que peut-être qu’y a des personnes qui ont leur foyer, leur famille, des enfants et qui rigolent. Nous aussi on rigole, mais on rigole jaune quelque part, parce qu’on a pas la chaleur familiale, on a pas toujours à manger comme y faudrait et puis… nous, on survit, tandis que eux, ils vivent, entre guillemets. C’est vrai que la solitude, c’est atroce. Même si on a des démarches, même si on a des amis, même si on a un peu de tune en poche, la solitude, elle est là, et quand elle t’a, elle te lâche plus quoi… Et je crois que ça c’est un des pires fléaux qu’on peut avoir dans la rue, ça et l’alcool [silence]. C’est vrai que si on boit, quelque part, c’est pour combler un manque, ou pour [silence] mais, en aucun cas, c’est pour passer le temps, c’est clair, c’est plus pour combler un manque [silence] essayer de rétrécir un vide, et [silence] y’a aussi le côté un peu familial, on se retrouve tous autour d’une bouteille, on se passe la bouteille, c’est fraternel, c’est la chaleur humaine quoi ! Tout comme la chaleur humaine elle est quand on se tape la manche et quand on a récolté dix balles et qu’on va boire un café dans un troquet.
À mon avis, c’est quelque part un exutoire [silence] c’est une façon de s’échapper vers quelque chose d’autre. Peut-être parce qu’à force d’affûter et d’élimer leur vie dans la galère, ils ont envie de connaître autre chose, ils ont envie d’avoir des sentiments et des impressions différentes. Je pense que l’alcool, ou la drogue ou la violence aussi quelquefois, c’est une manière de s’échapper vers autre chose et peut-être même de s’ignorer soi-même, d’essayer de changer ce qu’il est réellement. À mon avis, c’est une façon de maquiller sa propre haine, sa propre galère et sa propre vie et sa propre personne en autre chose qui n’a rien à voir avec la personne concernée [silence]…
Nino écrivait
On peut essayer de lutter de l’affronter
Mais la vie est tellement inutile
Et si douloureuse inutile
Que contre elle on ne peut gagner.
Je pense que les gens s’imaginent qu’on est pas de la même planète, qu’on est pas du même monde, qu’on est pas né sous la même étoile… mais c’est vrai que la vision des gens sur les mecs en galère – parce que j’aime pas dire les mecs de la rue, c’est un sentiment agressif du fait, déjà, qu’on nous regarde à peine, on nous parle de travers ou on nous parle pas. Et quand nous, on dit bonjour, parce que nous on a envie de dire bonjour, on nous répond pas, c’est stressant. C’est stressant ! On va chercher quelque part de la chaleur humaine, ne serait-ce que dans le fait de dire bonjour, on cherche de la chaleur humaine et on l’a pas, on l’a pas en retour… donc, la vision des gens par rapport à des mecs en galère, c’est agressif, ironique et étranger quelque part, même si nous on est des êtres humains, on a pas forcément l’impression de l’être [silence].
Salim
Quand j’avais onze ans, ma mère nous a quittés et… bon… c’était un problème… des histoires de famille… comme ça arrive à beaucoup de monde, le divorce. Mon père s’est [il se reprend] je veux dire ma mère s’est séparée de mon père et nous, on était cinq enfants… et [silence] pendant onze ans, on a pas vu notre mère. Et bon, on a grandi et ça fait qu’on a vécu avec notre père et après, vers l’âge de vingt ans, mon père m’a laissé bloqué en Tunisie pendant un an. Il m’avait dit de partir prendre deux semaines là-bas et de revenir. C’était pendant les vacances, et en fait, c’était un piège: il m’avait laissé bloqué pendant un an en Tunisie [silence]. Et pendant un an… j’avais déjà la haine… la haine contre mon père, la haine contre tout le monde.
Ce que je pensais dans ma tête, c’était revenir en France par tous les moyens. Et bon, pendant un an en Tunisie, j’ai travaillé dans le commerce sans que mon père le sache. J’ai travaillé pendant un an, j’ai mis de l’argent de côté et, dès qu’il est arrivé, pendant les vacances, j’ai repris ma carte d’identité et, deux semaines après son départ, j’ai refait les billets, et je suis revenu. Voilà.
Et là, j’avais vingt ans, j’avais déjà la haine contre mon père, je voulais même pas le voir, eh ben là, je suis parti ! Curiosité… Chais pas ! C’était la curiosité d’un fils qui voulait voir sa mère… J’ai appris que ma mère était à Vintimille. Comme c’était pas loin de Nice, je suis parti la voir, et je suis resté un an avec elle… Chais pas… La haine que j’avais était complètement partie. Je suis resté un an avec ma mère, ben… Ce que j’ai vécu avec ma mère, je l’ai jamais vécu avec… [il hésite] comment dire ça ? Eh ben, les un an que j’ai vécu avec ma mère… eh bien, je l’oublierai jamais, quoi ! C’est clair. Ça a changé plein de choses et… et déjà la haine s’était effacée. C’est clair, voilà.
Et après, j’ai vécu un an avec ma mère. Elle habitait dans un studio. Son mari, je veux dire… bon, son mari travaillait. Il gagnait pas assez. Elle non plus, et elle avait deux petits et ils habitaient tous dans un même studio, une pièce. Et, comme y avait pas de travail pour moi là-bas, je suis parti de là-bas. Je suis venu ici, en France, à Paris, et je me suis retrouvé ici.
Je suis resté deux semaines à Emmaüs, et là, j’ai connu des amis et, à force de fréquenter les amis, j’ai connu des associations… et pendant un an [silence] bon… je suis allé de foyer en foyer, place des Fêtes, ici à Danube [il se reprend] ici, place des Fêtes, c’est Pixéricourt. Après, je suis allé à Gambetta, George Sand. Après, j’ai fait Danube, et j’ai fait un autre foyer aussi…
Dans les foyers… Bon, le matin, comment ça se passait : on déjeunait dans le foyer, après on allait dans des associations et bon, on restait… bon, on restait à jouer aux cartes. Chacun ses divertissements, chacun ses trucs. Et la journée passait. Chais pas, je veux dire, et tous les jours, je me disais, demain, je vais aller à l’ANPE. Demain ci, demain là, et puis bon, à chaque fois je recommençais les mêmes choses. Et les foyers, c’est comme des vices. Je veux dire, c’est [il hésite] comment dire ça ? [il hésite encore] c’est un cercle vicieux quoi, les foyers. Et le temps, « elle » passe, et nous, on voit pas le temps passer. [Après une longue pause, comme une conclusion à l’entretien] J’espère que c’est la dernière fois que je suis en foyer, quoi…
Patrick
Je m’appelle Patrick, j’ai vingt-six ans, ça fait un an et demi que je suis à Pixéricourt, à la résidence. Je sors de la rue, j’ai eu quatre ans et demi de galères… Et, petit à petit, j’essaye de m’en sortir par petites étapes.
J’ai ma mère qui est morte quand j’avais trois ans et je pense que c’est ça qui a déclenché le malaise en moi… Et puis, j’ai pété les plombs à cet âge-là. Et j’ai été insupportable dans ma famille. Donc mon père a été obligé de me mettre en foyer…
J’ai vécu en foyer dès l’âge de sept ans. Donc j’avais besoin de m’affirmer et d’être libre, de pouvoir faire ce que je veux. Parce que j’ai eu trop de contraintes dans ma vie, par rapport aux structures dans lesquelles j’étais et donc, j’avais besoin d’énormément de liberté. Et ça passe tant bien par la liberté physique que mentale…
En général, je faisais la manche. Enfin, y a eu la manche, et du trafic de stupéfiants aussi. Enfin, faut pas se voiler la face, quand on est à la rue… j’ai fait d’autres choses moins « inavouables» parce qu’il y a une caméra. Mais, tous les moyens pour faire de l’argent… je suis passé par tous les moyens pour faire de l’argent. Un des buts principal, c’est faire de l’argent. Pour survivre, tout simplement. Quant au niveau habitation, c’était, les trois quarts du temps, on ouvrait une maison et on squattait, tout simplement.
[Un peu plus tard] J’ai toujours un côté zonard. Même si j’habite ici, j’ai une structure, je dois rentrer à certaines heures et tout, j’ai toujours des habitudes de zonard, j’dirais… C’est… Par exemple, faire la fête tous les week-ends, rentrer à trois heures du mat’, un peu défoncé. Enfin, y a des choses qui partent pas comme ça, en fin de compte. Croiser certaines personnes qui sont encore à la rue, ou qui sont sorties de la rue, mais qui sont d’anciens zonards. On continue à contacter [il se reprend] à voir toujours les mêmes personnes en général. Et… heu… et puis, aujourd’hui, c’est propre dans ma chambre, mais, y a des fois, où je passe deux semaines sans faire le ménage aussi. Et c’est des choses comme ça… C’est la vie [il réfléchit, semble hésiter] c’est la répercussion des années de galères en fin de compte. Et puis y a une négligence personnelle aussi, quelquefois. Au niveau de la propreté, en fin de compte. Enfin, là, ça s’est amélioré. Mais, quand je suis arrivé ici, j’ai eu beaucoup de mal à prendre une douche tous les jours, à me laver tous les jours, à laver mes vêtements tous les jours. Parce que, quand on prend pas l’habitude de le faire, on prend pas l’habitude du jour au lendemain même si on a la douche à côté, c’est pas toujours évident quoi !
silence]
J’ai toujours été en galère, parce que, par définition, être en galère, c’est être hors de chez soi et… habiter autre part, en fin de compte. Pour moi, j’ai toujours été en galère. Mais, je dirais que, pour moi, quand je suis sorti de l’armée, il a fallu que je commence à travailler et pour moi, c’était hors de question, quoi ! J’avais autre chose à faire que travailler.
Je voyais pas d’avenir pour moi. J’avais pas d’avenir, je pensais pas à l’avenir du tout. C’est à peine si je pensais au lendemain. Pour moi, c’était la vie au jour le jour. C’était, on verra bien demain… Et puis, à cette époque-là, j’étais un peu inconscient, l’avenir m’importait peu, c’était vraiment m’éclater sur le moment présent. Et, euh… c’est bien plus tard que j’ai pensé à l’avenir. J’avais une alternative : c’était, soit devenir un clochard, soit devenir quelqu’un. Mais je savais pas quand ça allait se passer. Mais un jour, je sais pas ce qui s’est passé, je me suis regardé et je me suis dit : tu vas avoir vingt-quatre ans, faut réagir, man, faut te bouger les fesses ou faut rester où tu es ! [Des bruits et des éclats de voix venus du couloir viennent l’interrompre. Il attend.]
Quand on est à la rue, on se sent abandonné, et complètement exclu de la société. Et quand on arrive ici, on sent que c’est complètement le contraire en fin de compte. Et, c’est grâce à l’équipe sociale que j’ai repris confiance en moi et que ça va beaucoup mieux ! Après, c’est une grande confiance qu’ils ont eu en moi, qu’ils ont mis en moi, et énormément d’amour et de compassion. Et ça, c’est important. Je me suis senti soutenu et vraiment aidé. Y a des fois, je me disais, ils vont me jeter, et j’étais agréablement surpris parce qu’il se passait complètement le contraire en fin de compte. Et ça c’est fantastique ! Mais [il hésite]… l’expérience de rue, ça va peut-être être un peu dur ce que je vais dire, mais, je la souhaite à tout le monde. Parce que les gens regarderaient la vérité en face et se rendraient compte de ce que c’est la vraie vie, en fin de compte. Et pas l’image qu’ils en ont derrière leur télé et derrière leurs vitres d’appartement.
Boumédiène
Quand on dit la haine, c’est un peu la galère, dégoûté, c’est un peu avoir la rage de se dire voilà, j’y suis. J’y suis en CHU (centre d’hébergement d’urgence), je suis dans l’urgence, j’ai été reconnu. On est dans l’urgence, on reconnaît ça puisqu’on y est. Je pense que c’est ça, t’as la haine. T’as la haine d’admettre ça, de ne pas avoir de domicile, d’être dans la rue. Ouais, ça doit être ça [silence]… La haine [il hésite] contre un système qui admet ça ou la haine contre [silence] le destin, la vie, ou le passé qui en fait est ton avenir, dans un sens. Tu te retournes, tu vois des problèmes ; tu te dis, en fait, autant marcher en arrière, dans les deux sens c’est la même. On a la haine quoi ! La haine de vivre, la rage, on est pas d’accord avec tout [silence] on comprend rien, on veut rien comprendre. Y a pas moyen, quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, la haine, un jour ou l’autre, il faut la bloquer, vraiment bien penser et se dire, vas-y, faut que je bouge, parce que, sinon, on est emprisonné, on part, et on pète les plombs. Ce qu’on appelle péter les plombs ça arrive à plusieurs, même ça m’est arrivé à moi, à tout le monde. Tous ceux qui sont dans la galère, à un moment ou un autre, faut qu’y pètent les plombs, sinon c’est pas bon. Sinon, on est dans la rue toute notre vie [silence].
C’est vrai que les mauvais souvenirs, on s’en rappelle pas trop bien. C’est un flash. Je crois que si on s’en rappelait, on resterait paralysé. Si on se rappelait vraiment la rage, la galère où on était, je la souhaite vraiment à personne. Pendant huit mois, une petite année, rien à foutre de la vie, je vivais. Je sais même pas si je vivais. On peut pas appeler ça vivre. J’étais là, je m’en foutais de ce qui pouvait arriver à moi, de ce que je pouvais faire arriver à quelqu’un. Je m’en foutais. En fait, je dis, c’est un instinct. Si on s’en fout pas, tous les jours on va être là, j’suis dans la rue, j’suis dans la rue. On va pas s’en sortir ! Quand on s’enfonce dans la galère, on la prend comme elle vient, on la percute la réalité. On la cisaille. Comme avec une paire de ciseaux ! On vit, on est là, poum, poum, poum ! [le geste accompagne la parole]. Ce qui arrive, ça arrive et ce qui arrivera pas, ça arrivera pas quoi. Et puis voilà, on en a plus rien à foutre. C’est fini, on vit. Enfin moi, c’est comme ça que je l’ai vécu. Comme ça…
J’ai pris mes repères dans une bonne saison. Puis après, l’hiver, il est passé tranquille. Après, j’ai eu le squat. Mais, au jour le jour, oh là là, je peux pas vous expliquer. Je peux vous expliquer un jour, mais tous les jours [silence] c’est la même. À part de temps en temps, on rigole, parce qu’on est dégoûté, on pète de rire ! [silence]. Mais, oui, ce qui dégoûte le plus c’est le vendredi soir, le samedi soir. Sur Paris, faut pas être SDF, on pète les plombs, on voit tous ceux qui [silence] ont des belles voitures. La belle vie quoi ! et toi, tu témas tout ça, tu pètes les plombs les vendredis soir et les samedis soir. Et là, t’as la rage, t’as la haine. Pourquoi lui ? Pourquoi pas moi ? Même si faut pas être envieux, on a que ce qu’on mérite sur terre, c’est vrai, c’est bien que j’ai cette pensée-là [il réfléchit] si on pas cette pensée-là, je crois qu’on braque tout de suite. On a que ce qu’on mérite, voilà. J’ai pas assez fait pour avoir mieux…
Faut faire attention, la vie c’est traître. La réalité, on la voit pas, mais quand on la vit [silence]. On voit pas la réalité quand on est bien. Enfin, quand on est bien, quand on mange un peu au chaud, on est au lit tous les soirs, on oublie un peu.
Faudrait que je retienne un truc ? Un seul truc de tout ça ? L’homme traverse tout, j’te jure, tout ! Rien ne l’atteint, que sa race ! Il vit, il est là, il est debout… C’est ça le pire, ça fait flipper ! Il peut s’adapter à toi. C’est bizarre. Tu lui donnes un bout de pain, eh bien, c’est bizarre, il s’adapte à ça [songeur]. Il est là ! J’en vois, à l’Armée du Salut où je travaille, ils s’adaptent. Ils sont pas contents d’avoir, ils s’en contentent. Parce que, y en a, on les voit venir depuis trop longtemps dans le circuit. Ils s’adaptent. S’il fallait que je retienne un seul truc ? C’est que tout passe. Comme par hasard, quand on meurt, on emporte que le bien et le mauvais, c’est bizarre hein ? Si je devais retenir une seule chose, c’est ça ! Une grosse chose quand même.
Ce que je voudrais ? Je sais que c’est pas possible. Me sentir en sécurité. Savoir que du jour au lendemain, je peux pas tomber en galère, tomber dans la misère. J’aimerais bien — mon avenir — que je puisse me dire ça, mais rien que pour moi. Après on verra, si j’ai une femme, si j’ai des enfants… Mais, rien que pour moi, c’est-à-dire dans un avenir de dix ans, quinze ans, maxi… Parce que, si je dépasse trente-cinq balais, quarante balais, c’est terminé, je me marie même plus. S’il faut que je me marie, c’est avant.
[Rêveur] Rencontrer une [il semble hésiter] une belle meuf. Enfin, une meuf bien, ouais, c’est ça. Chais pas pourquoi ? Pour partager. Partager beaucoup de choses. Parce que voilà, je me rends compte que j’ai beaucoup de choses à partager. Soit j’arrive pas à chétou la meuf ou le pote. Le pote qui est dans… ma façon de penser. C’était bien [rêveur]. Ouais c’est tout… Et envie de se sentir en sécurité grave. Ouais, c’est tout… Mais je sais très bien que l’avenir, il m’apparaît sans sourire… J’ai un poème sur l’avenir…
L’avenir m’apparait sans sourire
Il me regarde dans les yeux
Comme pour me dire que je ne serai plus heureux
Les siens sont pleins de larmes
Parce que la vie n’a plus de charme
En fait, c’est ce que je ressens par rapport à l’avenir. Même pas le mien ! L’avenir en tout ! L’avenir du monde, l’avenir de l’enfant qui naît, de la femme qui se marie…
(1) Le RMI a été remplacé en 2007 par le RSA.
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